dimanche 7 septembre 2014

7 : Une idée fixe

A la sortie de Sissian, une activité de boucherie-triperie se déroule à même les trottoirs. Les carcasses de bœufs sont désossées à la hache et éviscérées. Le sang teinte l'asphalte. Après un refus, j'ai, plus loin, l'autorisation de prendre une photo, une seule. La hache est en pleine action, mais je ne saurai vous dire si l'anatomie du bœuf est respectée car il me semble qu'il n'a plus ni tête, ni pattes...


L'asphalte n'est pas rougi très loin, je vais l'emprunter sur une douzaine de kilomètres avant de descendre le long des berges du Vorotan. La circulation est modeste sur cette petite route.


Le Vorotan est un affluent de l'Araxe qui coule sur 111 km et a creusé un canyon spectaculaire au fond duquel j'espère trouver la sérénité loin des voitures.
Auparavant j'aurai croisé moutons, berger et... monastère.
Les moutons manifestent une indifférence vexante à mon égard, mais leur berger va me mettre de bonne humeur pour un moment. Un clavier de Kapan en témoignera 4 jours plus tard :


Je vous embrasse à l'arménienne   

D'abord une mise en condition : 
l 'Arménie faisait partie de l'empire des Tsars puis de l'empire soviétique. 
Les embrassades y sont brejneviennes. 
On ne dit pas stalinienne car alors on claque des dents : 
c'est dangereux (risque de morsures).
Donc, j'ai vu ça dans la rue : embrassades sur la bouche. 

En Arménie, c'est plus délicat pourtant, moins intrusif, on s'embrasse sur le coin des lèvres, du côté gauche.
Moi, sur mon chemin, j'ai croisé un berger vacher. Ni une ni deux, il m'embrasse à l'arménienne !
N'allez pas croire que c'était un adonis au sourire carnassier et au regard ombragé
, il avait mon âge ou plus, le poil rêche et plus blanc que moi, les traits burinés, et ses dents ne connaissaient pas Yvon.
Donc, il m'embrasse sans délai sur le coin gauche de mes lèvres, oui, de mes lèvres à moi !
Suis-je tourneboulé par cette agression,
décérébré par la soif, extatique avant d'entrer au monastère ? Toujours est-il que je me crois dans le Léon, et hop, je l'embrasse sur le coin droit de ses lèvres à lui.... Vous auriez vu nos têtes !
Lui, découvrant des mœurs libertaires, moi cramoisi de honte ravalée.
Il était charmant quand même, sans toutes ses dents, ni le poil noir, ni le regard ombragé, mais avec le sourire de bienvenue, et il a accepté que je le prenne en photo.

 

Je découvre de loin le monastère de Vorotnavank qui sanctifie le cours miroitant et la vallée verdoyante du Vorotan. A l'extérieur un arbrisseau recueille les vœux des pèlerins noués dans des rubans de tissus, à l'intérieur une grand-mère recueillie allume les petites bougies jaunes effilées qui vont être pour moi les cailloux du Petit Poucet, de monastère en monastère. Il me faut un temps d'adaptation : à Sissian, mes yeux ne les avaient pas vues, ces bougies jaunes, ici elles m'intimident, la prochaine fois je les allume ! A lenteur de pas, paresse d'esprit...

 
 
Je traverse le Vorotan sur un pont, et demande au maître d'un âne si je peux suivre la rivière le long des berges, à travers  les vergers et potagers que je devine. C'est non ! Je me convainc moi-même que ce n'est pas une interdiction, que c'est un conseil devant la stupidité d'un tel projet, puisqu'il y a une route un peu plus haut. Il me laisse suivre mon chemin sans protester, persuadé probablement que je vais faire demi-tour, averti que je suis.


Ce ne sera pas le cas. Il ne sait pas que je suis breton, têtu et obstiné. D'autant que sur ce chemin, je vais déguster à tour de rôle les prunes sauvages, les prunelles âpres, les mûres pruinées,  les micro-pommes acides et les délicieuses petites poires sauvages ensoleillées : cure de vitamines pour maintenir la détermination.

 


 Après avoir escaladé quelques blocs de rochers, je découvre avec surprise un vieux pont qui m'offre une piste confortable pour arriver au lac de Shamb. Dans le village du même nom, trois gamins à vélos vont m'accompagner pour me mettre sur le bon sentier : Aram, Aïk et Serge sont souriants et pleins d'imagination pour nous trouver un vocabulaire commun. Trois mots en russe, deux en anglais et deux bras chacun pour poser les questions qui nous turlupinent et leur donner des réponses circonstanciées, ça marche !

 

Arrivés au barrage de retenue du lac, ça marche même très bien, car, devant le panneau en arménien qui interdit la zone et devant le portillon qui la clôt, leurs sourires moqueurs m'incitent à négliger les contingences matérielles. J'aborde le barrage avec un petit sentiment de culpabilité, vite évanoui par la présence de deux hommes qui ne me fusillent pas du regard. Ceux-là aussi me déconseillent de suivre la rive, mais n'en font pas une maladie. Je veux aller par la rive gauche ? Tant pis pour moi, c'est la rive droite qui rejoint l'asphalte, je suis prévenu. 

 

Cela va être facile, puis compliqué, puis acrobatique, puis impossible. Je passe à trois reprises d'une rive à l'autre en sautant de rochers en rochers, malgré le sac qui me déséquilibre, et je finis par buter sur un obstacle infranchissable à droite comme à gauche. A cette heure, j'ai un peu moins de punch pour contrer l'adversité, sans complexes je cherche un endroit pour camper. Demain est un autre jour.
Un carré d'herbe tendre sera parfait pour la tente, et un petit foyer vite allumé me met l'eau à la bouche. C'est le meilleur moment de la journée, le sac est à terre, mes pieds sont au frais, l'eau bout dans la casserole, je choisis mon menu (spaghetti bolognaise), j'ai gardé trois poires.


A peine rassasié, je reçois la visite d'un pêcheur, de son fils et de son chien qui m’apprennent qu'un sentier en encorbellement, en surplomb de nos têtes, permettra de continuer mon itinéraire demain matin. Je vais dormir béat.


2 commentaires:

  1. Le canyon du Vorotan c'est l'oasis en plein desert?
    ça a l'air impressionnant!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. A la fin de l'été, toutes les prairies sont fauchées et desséchées. J'imagine qu'au printemps tout est vert et ne donne plus cette impression de désert.

      Supprimer