vendredi 5 septembre 2014

5 : Graver hier, peindre aujourd'hui



Après avoir traversé le village de Spandarian, qui ne respire pas la prospérité lui non plus, mais s'est préparé pour l'hiver avec ses meules de foin et ses tas de bouses séchées, je ne trouve pas de sentier pour rejoindre celui d'Ishkhanasar, et dois emprunter l'asphalte. 
آسفالتасфальт, asphalte, est un mot que je vous recommande car il se prononce de la même façon, ou presque, dans toutes les langues, et c'est bien pratique pour dire qu'on ne l'aime pas, et indiquez-moi plutôt un sentier.




Un routier arrête son camion pour me proposer d'y monter. Sur l'asphalte, je ne vais pas refuser. Je m'apercevrai vite que le stop est plus fructueux avec les camions et les voitures déglinguées qu'avec les belles berlines à vitres fumées. 
Le programme culturel de la journée commence par le Stonehenge arménien qui se targue d'être le plus ancien calendrier solaire du vieux monde. De fait, il se nomme Karahunge, "les pierres qui parlent", et le panneau explicatif affirme qu'en sont dérivés les noms de Stonehenge, mais aussi de Carnac et de Kalenish, car les premiers habitants de Stonehenge sont "des anglais qui sont venus d'Arménie". Je suis sceptique à tort, c'est tout à fait possible au vu des migrations indo-européennes d'est en ouest, même si les migrants ne s'appelaient pas encore anglais.
Pomik, le jeune gardien, me propose un café, mais je me contenterai d'eau bouillante pour mes propres sachets de thé : je comprendrai vite qu'ici le café est roi, mais je crains qu'il m'énerve, et je dois garder mon calme pour faire bonne impression et être aimable. Je suis à l'étranger et je suis un nomade, ça n'a bonne réputation nulle part. 

 

 


Le programme culturel se poursuit dans la montagne à la recherche des pétroglyphes qui défient eux aussi le temps et les millénaires. Ils se situent aux alentours d'un lac perdu qui fait une très bonne source d'eau limpide et désaltérante à 3273 mètres d'altitude. Je pars ainsi confiant, persuadé d'abreuver mon esprit aussi bien que mon gosier. Las ! L'intrication des pistes empruntées par les faucheurs brouille mon sens de l'orientation, et lorsque je finis par atteindre, bien essoufflé par l'altitude, un sommet qui doit me donner une vue panoramique, une brume opaque, froide et humide, emporte tous mes espoir : 50 mètres de visibilité. Je vais m'y perdre. Sans ma boussole, je serais encore à ce jour quelque part dans les vallées hostiles du Haut-Qarabagh, dont j'allais franchir la frontière par inadvertance. Heureusement j'étais en minorité : le soleil revenu confirmait l'avis de la boussole et je m'y suis rangé surpris.
Ce n'était pas une courte vallée, mais j'y ai fait demi-tour pour m'entraîner à renoncer, puis j'ai marché longtemps pour planter ma tente le plus bas possible. En tout, 37 km aller-retour, entre 1755 m et 3200 m d'altitude.
J'ai raconté cette déception dans un message tout à fait rassurant du fait même que je l'écrivais.

La dernière gorgée :
Tout va bien.
Conversations nulles, compréhension zéro. Armenian language only.
Le jeune gardien du Stonehenge arménien peint à l'acrylique. Avec lui, c'est mieux. Je sais dire peintre. Il peint les mégalithes.
Perdu dans la montagne. Pistes embrouillées. Températures ok, pluie, capuche sans perspective, brume, escalade, éboulis, le lac jamais atteint, hypoxie 3300 mètres, hypoglycémie, j'erre. 

La boussole m'a sauvé.
L'eau s'épuise, dernier quart de gorgée sous la tente.  
Pas de feu + pas d'eau = pas de vrai dîner. 
La pluie ne ruisselle pas sur la toile, bouche cartonnée toute la nuit.  
Je dors : les vaches démontent la tente à 23h.
Le peintre m'avait mis en garde contre ours et... lions : deux lions seulement, précisait-il.
Je n'y croyais pas mais j'ai sorti la tête pour regarder les vaches : deux vaches seulement, ce n'était pas un ours.
J'ai bu l'eau de l'abreuvoir avec une pastille.
Do svidania





Un peu plus tard, par mail encore, au même sujet :
C’était écrit en toutes lettres et en anglais sur le prospectus du Stonehenge qu'il y avait des lions aux environs. J'ai dit que ce n'était pas possible, mais le gardien m'a répondu : il y en a deux.
Cette précision est un véritable argument en faveur de leur présence à mon avis.
Quant à cet ébranlement destructeur qui m'a réveillé à 11h du soir, j'ai voulu en avoir le cœur net, et j'ai sorti ma tête pour être très déçu, mais j'ai miaulé autant que j'ai pu, et la légende du lion en est renforcée, du moins chez les vaches.


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