samedi 13 septembre 2014

13 : Un inconnu sans horizon



Quand le village de Shikahogh s'éveille, la tente est détrempée d'une humidité chaude et moite qui m'accompagnera toute la matinée. Je ne sais si je préfère les 30° ensoleillés des jours derniers...



L'église de Srashen est en ruine, et pourtant, là aussi,
brûlent les petites bougies jaunes.



Au delà du danger signalé : la province azérie du Kashatagh, 
occupée par l'Arménie, depuis 1994.


Ces panneaux de mise en garde contre les mines antipersonnelles me surprennent et m'inquiètent, car j'étais certain de m'être éloigné de la frontière contestée, frôlée avant le village de Chakaten. J'ai vérifié la distance à mon retour, et effectivement les sinuosités de cette frontière se rapprochent à un kilomètre en cet endroit. 
La guerre entre deux républiques-sœurs qui ont vécu sous le même drapeau soviétique pendant trois générations nous semble une aberration. Une fois de plus, nous désespérons de la nature humaine, et du rôle des religions. 


 Entre 1988 et 1994, le conflit armé pour le Haut-Qarabagh a fait 30.000 morts et plus d'un million de réfugiés dans un chassé-croisé entre les deux populations qui a abouti à ce qu'il faut bien appeler une purification ethnique et religieuse. Actuellement, des entorses répétées au cessez-le-feu enveniment une situation gelée contestée par les deux parties. L'Azerbaïdjan exige de récupérer les territoires perdus et l'Arménie souffre d'un blocus complet sur 80% de ses frontières car la Turquie soutient son coreligionnaire azéri. Malgré une douzaine de rencontres organisées par le "Groupe de Minsk" présidé par la Russie, les USA et la France, aucun accord n'est intervenu à ce jour, et le statu-quo risque de perdurer indéfiniment.


Le souvenir des héros et des victimes est omniprésent 
aussi bien dans les villages qu'en ville.


 

Sur cette route de velours qui rejoint l'Iran, le village de Tsav a vu sa fréquentation multipliée par un trafic commercial qui néglige Shishkert, le prochain village de mon périple.
Demain, je vous parle de l'Iran.


Difficile de prendre une photo dans l'eau avec le retardateur... Vous aurez quand même la preuve de mes préoccupations hygiéniques. Heureusement, ma tenue était presque décente, car c'est ici que je me suis fait surprendre par tout un groupe de pique-niqueurs interloqué, amusé et... apitoyé.



Le repas du jour, un peu plus tard, près du ruisseau. Vous constatez dans la casserole que l'eau est claire et que tous les miasmes sont anéantis par une franche ébullition. Je n'ai jamais été malade.
Tente étanche, salle de bain en plein air, repas gastronomiques, vous ne direz plus que je la joue spartiate, et vous serez nombreux à m'accompagner la prochaine fois !

Pourtant, réaliste, je vous ai raconté que parfois il ne faut jurer de rien :

Je n'ai pas vu Naples, mais j’ai vu deux fois Shishkert :
A partir du sud, par 10 km de mauvaise piste qui monte en lacets, ou à partir du nord par 25 km de sentier hasardeux, je vous invite à Shishkert quand vous voulez. Shishkert, hameau perdu entre ailleurs et autrefois. 
Shishkert est perdu, mais encore plus égaré que perdu. Si vos clefs sont perdues, c’est fini, faites une croix ; si elles sont égarées, vous vous rongez d’espoir.
Le village de Shishkert que vous aimez déjà est égaré, et vit donc d’espoir car la route neuve qui mène en Iran, et par là même au XXI ème siècle, l’a négligé, laissé de côté, 10 km à peine mais c’est trop, la piste est caillouteuse, un symbole de piste, que j’ai parcourue à pied dans un sens, en voiture légère dans l'autre, la descente c’est mieux pour le moteur.

Au hameau de Shishkert, dans les yeux des villageois, je vois que moi-même j’arrive égaré, ce doit être contagieux. Sans avoir perdu mon chemin, pas encore.
On peut être égaré sur le bon chemin, quand les gens voient, entre eux et vous, une fêlure.
Quand ils me voient arriver, égaré sans être hagard, faut pas exagérer, mon inconscience que j’appelle insouciance, les interloque. Ils sont groupés, tournés vers moi, et j’avance de loin au pas, sous leur regard fixe.
« Je suis français, de France, et je ne parle pas… »
Oui, en ce moment, j’en suis arrivé à dire que je ne parle pas sans préciser la langue, en les englobant toutes, puisque les miennes sont inadaptées, même le persan. Si je ne parle pas, mais le précise, suis-je considéré comme muet ?
Un muet français de France, qui apparaît ainsi à Shishkert ou personne ne vient depuis 1991, même pas Charles Aznavour, c’est, le verbe le dit, une apparition !
Un muet français égaré apparaît. Les villageois sont silencieux, eux aussi.
Je souris. Je souris toujours, ou même je ris, car ils sont timides et effarouchés (ou effarés) : sous 30 degrés Celsius, il faut vite rompre la glace.
Un muet français égaré et ravi !
Les villageois de Shishkert sortent de notre torpeur et me disent que oui, le sentier mène à Mussalam, à 25 km de là, ça convient bien, très bien pour un français muet qui marche, puisqu'il combine en lui égarement et ravissement. OK !
Vous ne le croirez pas, je me suis trouvé, après 5h d’ascension à 10% non-stop, sur un sommet !
Un sommet qui ne s’appelle pas Mussalam, où m’attendaient un drapeau arménien troué, un inconnu sévère en simili-bronze, regard pointé sur un horizon disparu, et un brouillard à couper au couteau : le drapeau, trop haut, flou, et rien d’autre à contempler, si ce n’est les mèches cotonneuses que le vent effilochait.
Je n’avais qu’à redescendre, renoncer à Mussalam, et revoir Shishkert.
De la montagne revenu, muet, égaré, ravi, illuminé de brume, je suis descendu. Dans mon âme, qui s'ignore, j'avais des points d'interrogation.




Les villageoises de Shishkert


Shishkert a été heureux autrefois, du temps des soviets : le quartier des castors en témoigne (pour les non-léonards, ce nom désigne un quartier qui fut communautaire à St Pol-de-Léon). J'examine un alignement au cordeau de maisons identiques, avec auvent sur pilastres, deux arcades cintrées et surtout le placage de tuf polychrome qui signe tout bâtiment arménien soigné.


Par la surabondance des panneaux rouillés utilisés à de multiples fins, Shishkert, comme d'autres villages perdus, témoigne aussi de l'industrie, florissante autrefois, de la tôle soviétique (déduction personnelle...).

Sur le piémont, je commence mon ascension.

Je campe en cours de route


14 septembre au matin, la brume menace.


Je me trompe de chemin.


J'imagine des apparitions, qui ne vont pas tarder...



A 3060 mètres, j'arrive presque au sommet du mont Khustup (3158 mètres).
Et là, fantomatique, m'attend Garéguine Njdeh
dont j'ignorais l'existence !



Garéguine Njdeh, héros arménien né en 1886 dans le Nakhitchevan, fut membre du Dachnak en lutte contre l'Empire Ottoman, puis organisa la défense de la première République d'Arménie contre les Bolcheviks, et mourut en 1955 dans une prison soviétique.




















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