samedi 20 septembre 2014

20 : Sans dramatiser

J'étais vraiment prolixe par mail lors de ce voyage : j'ai déjà raconté cette journée.

Toute la journée, j'ai monté, monté, monté sous la pluie.
J'ai commencé sur la route infernale, mais j'étais trop vagabond pour que les voitures s'arrêtent.
J'ai continué dans la montagne, et j'étais comme un derviche sous la protection divine, me persuadant d'être sur la bonne voie malgré les kilomètres, et toujours pas mon but en vue ni âme qui vive.

Les paysages euphorisants

Je ne sais plus ce que j'ai voulu dire par "j'étais comme un derviche". Probablement que je marchais dans un état second, sans mettre en doute ma bonne étoile qu'on peut appeler "ange gardien" dans le contexte. 
Dans le village de Vernashen que vous apercevez sur la photo, tout en constatant que je n'ai pas menti quant aux intempéries, j'avais croisé un groupe de jeunes gens à qui j'avais demandé mon chemin vers le monastère de Spitakavor. 
Ils en étaient abasourdis, mais je croyais que c'était simplement le temps qui ne leur semblait pas propice. Eh bien, non ! Ils m'ont rattrapé en voiture deux kilomètres plus haut pour me dissuader de continuer. Pour cela, compte tenu que nous étions à Babel, ils se sont mués en ménagerie. Les uns grognaient, les autres grommelaient, certains griffaient l'air de leurs doigts crochus, et les derniers, babines retroussées, déchiquetaient leurs bras de leurs dents acérées. 
Dépité par mes rires devant leurs simagrées, un intellectuel du lot a articulé " wolf ! wolf ! ". Ah, non ! Ai-je répliqué, des loups après des lions ? Il faudrait préciser leur nombre !
Tu confonds avec un " bear " ? Oui, un ours, pourquoi pas ? On se met d'accord pour un ours, un seul, et je me prépare à continuer ma route. C'est qu'ils m'auraient retenu de force ! Je fais signe que c'est bon, j'assume. Je précise même que je me mettrai à l'abri DANS l'église, rien n'y fait. En désespoir de cause, je leur assène "Inch Allah" sans penser à mal, et ça, ça les laisse cois. En terre de christianisme, j'aurais mieux fait d'invoquer Grégoire l'illuminateur...
A Yérévan, on m'apprendra que le gaz est cher, que les villages se chauffent au bois, que les forêts disparaissent, que leur habitat se rétrécit : les loups descendent de la montagne...
Mais j'ai su cela trop tard.




L'espoir revient avec ces arcs-en-ciel au pluriel. Ils me font penser à mon beau-frère Yves qui m'a appris, alors que j'avais 60 ans et déjà vu des arcs-en-ciel, que le deuxième arc est inversé par rapport au premier et qu'il y a une bande noire entre les deux. Je ne voulais pas y croire alors que, vous le constatez sur la photo, c'est tout à fait vrai ! Si vous vous écartez un peu de l'écran, vous voyez distinctement la bande noire. La réalité dépasse la fiction et j'abandonne là mon derviche, je redescends sur terre !


Sur la bonne voie, j'y étais bel et bien, et, apparition, Zénik est descendue de la montagne en courant pour m'inviter au café. Mais il était trop tard si je voulais monter ma tente, je reviendrai demain, et oui, je l'ai eu ce café turc le lendemain. Zénik a 78 ans, elle descend de la montagne en courant, et faut la voir la montagne, et Zénik courant !

Zénik


Le monastère Spitakavor a été bâti en 1320 en pierre calcaire blanche. En arménien, սպիտակ se prononce "spitak" et signifie bien "blanc". Les croix qui constituent le décor des murs accrochent le regard : la première originale parce qu'elle est bancale, la seconde ornée de plusieurs étoiles de David, l'ancêtre de Jésus Christ. Etoiles qui ont disparu de nos églises occidentales depuis longtemps (depuis toujours ?).


A la nuit tombante, à trois mètres de l'église, ma tente domine un panorama immense, et clair d'un premier et ultime rayon de soleil trompeur. Ici les rayons sont prêts à toutes les trahisons.

Je suis au ras du sol, dans ma tente, pour prendre cette photo. 
Sur la suivante,
vous discernez cette tente dans le coin inférieur gauche.


Je fermais l’œil serein et allongé dans la nuit noire, quand voilà quatre ou cinq zigotos qui débarquent de nulle part, et que je salue avant qu'ils ne m'aient vu. Ce ne sont pas des saluts empreints d'enthousiasme à cette heure, ce sont des saluts diplomatiques et préventifs, et dans le noir pas la peine d'y associer un grand sourire. Je ne sais si j'en fais trop, mais le plus excité veut à tout prix me sortir de la tente et me promet des fleuves de vodka et m'apprend involontairement à dire " Viens ! Viens ! Viens ! ", car il n'avait que ça à sa bouche encore sèche de vodka.
Ça promettait pour la nuit !!! Yvon connaît ça, quand les rêves de nuit paisible s'écroulent lamentablement.
J'ai résisté, pajalousta, pajalousta, je vous en prie, et je crois que, de dépit, il a déplacé la pierre qui retenait le mat arrière de la tente sur le dallage. 
Miracle sous le monastère, Ô protection divine et intercession des bougies ! Tout d'un coup, ils s'en vont pour ne pas revenir.
Qui revient alors ? L'orage ! Ici, l'orage, c'est roulements continus de tonnerre furieux, salves en saccades d'éclairs plus vifs que feux d'artifice, crépitements secs d'averses impatientes sur la tente.
Eh bien, là, sous le monastère de Spitakavor, c'est pire. A 2150 mètres d'altitude, la pluie est une grêle de grêlons gros comme des billes. J'ai eu droit à un concert du Bronx gratuit sur les tôles qui traînent, sans comprendre tout d'abord pourquoi les grêlons me heurtaient les jambes à travers la tente : c'est que le mat était tombé, non soutenu par la pierre déplacée. Je sors tendre le bout et le mat se redresse. Je rentre et je constate avec amusement que tout le fond de la tente est une mare, alimentée des grêlons par le hublot chu. Mais oui, j'avais froid aux pieds...
Alors ? Alors ? Alors, j'écope avec la timbale de la thermos, et j'éponge avec la chaussette gauche déjà trempée. Et puis, j'ai dormi, j'ai enfin dormi.

La preuve avec le reste des grêlons
qui n'a pas encore fondu le matin.
Pour la mare dans la tente, "avec amusement" est un peu décalé,
j'aurais dû dire "sans dramatiser"
ni les zigotos, ni la mare, ni la grêle, ni les loups.


Tout le barda n'est pas sur la photo : 
ni le sac de couchage, ni le drap de soie, 
ni le caleçon, ni le boxer, ni la casserole, etc.
qui traînent ailleurs.

Le matin, j'ai tout éparpillé sur le parvis sous le soleil revenu, et tout a séché sauf le sac de couchage trop épais, mais c'est bon, à 14h près de la rivière, je l'ai étalé sur les rochers chauds pendant mon bain et il est sec.



Pendant six mois, Zénik et son mari, à 78 et 81 ans, 
vivent dans ces cahutes de tôles !
En hiver, il retournent dans leur maison de Gladzor.

Le matin, Zénik m'a consolé avec son café turc, ses pommes, son raisin et ses bonbons. J'ai sa photo.

Zénik et son mari, avec le garçon vacher.

Le garçon vacher est un poète. Non pas quand il braille ses cris rauques après les vaches de Zénik, mais bien quand il monte sur le col entre les monts pour lancer des phrases aux immensités. De loin, je croyais qu'il téléphonait, tout le monde téléphone sauf moi, et cela ne me surprenait pas.
Mais non, il parlait à tue-tête et en rythme au paysage, et c'était très convaincant. Moi, j'ai été convaincu.





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